" Ainsi, Histoires d'A, depuis plus d'un mois, est un enjeu politique stratégiquement important pour les luttes en France aujourd'hui ; mais il se trouve qu' Histbires d'A est, également un enjeu pour la pratique des films politiques. Si, depuis 1967, avec Z de Costa Gavras, il y a une recrudescence des films politiques sur le marché commercial et dans les circuits parallèles, Histoires d'A me semble le premier de tous ces films à être non seulement « juste » par ce qu'il montre, mais « juste » aussi par son impact et son mode de présentation au public.
En effet, Histoires d'A devait sortir à la fois dans un circuit commercial et dans un circuit militant. On sait que pour l'instant, le film n'est pas autorisé à sortir dans le circuit commercial, malgré son obtention du visa de censure. Mais au départ, cette « double diffusion » résolvait la contradiction dans laquelle sont pris actuellement les films politiques : soit sortir officiellement' dans le circuit traditionnel avec l'avantage d'être vuspar le plus grand nombre, mâîs sans travail simultané d'information et de discussion, soit sortir ponctuellement dans des lieux précis tels les foyers de travailleurs, les MJC, les maisons de la culture, les lycées, les facultés, lesusines en grève, les grands magasins, etc, ce qui comporte le grand avantage politique de faire avant la projection un travail d'enquête sur le lieu de diffusion, en sachant ainsi sur quels aspects il faudra insister, informer davantage. Ce type de diffusion est évidemment plus efficace, puisqu'il instaure systématiquement le dialogue, pallie les points obscurs, bref insère les films en termes de lutte . directement dans la réalité sociale, au lieu de les « parachuter » dans les salles selon la loi du profit, et de les placer au rang de « purs spectacles, purs divertissements » (...)
Dès les premières images du film, la lutte pour l'avortement et la contraception est située dans son contexte historique. Déjà plusieurs procès : Bobigny, Angers..., images de luttes, manifs, Avril-Mai 73, peu après la lutte contré la loi Debré, période de durcissement du pouvoir, intensification de la répression, images de luttes, affrontements avec les flics.
Histoires d'A est aussi un cinéma de connaissance. Plus de gratuité (onéreuse} des images, maïs une fonction bien précise : apprendre. L'avortement n'est pas douloureux, n'est pas une opération, est moins dangereux qu'un accouchement ; les images et les sons de ce film sont mis au service de cette tâche didactique. On fait des gros plans sur un spéculum, et non sur des visages « richement expressifs ». Pas d'émotions psycho-logisantes pendant la scène de l'avortement, qui laisseraient de côté le propos scientifique et politique, mais les sentiments sains d'un sourire de la femme à son mari, et vice-versa. On ne montre pas un côté « drame humain », mais l'exposition de problèmes réels, sociaux et politiques que soulève une société capitaliste au lourd passé romantique et moralisateur dans le domaine sexuel, qu'exprime allusivement mais pertinemment l'image d'un tableau de femmes telfes qu'on les représentait (souhaitait) à la fin du XVIIie siècle.
Film scientifique (donc d'emblée politique) par son propos, mais aussi — et c'est là le « nouveau » - par sa démarche. En effet, pas de longs discours linéaires et « neutrement » descriptifs, pas d'ecclectisme libéral, mais à chaque fois, une prise de partie systématique dévoilant les implications politiques par un travail d'analyse. Ainsi, pas de voix off plaquant des solutions, maïs des réponses, des. discours qui se cherchent, se corrigent, s'annulent, se contredisent, nous arrivent de l'image de discussions que l'on voit. Une technique de montage dialectique rapproche les contraires, revient en arrière, fait des inserts allusifs, décale les sons, ajoute une musique au service du sens et des images, se fait enchevêtrer les discours et les affiches contradictoires, sur lesquels le spectateur est obligé de faire un choix, de prendre parti lui aussi, de juger, de trancher.
Pas de réalisme dramatique mystificateur, mais des références précises, une réalité de luttes concrètes que le spectateur connaît, perçoit tous les jours. Souvent même le film « parle » avec humour, par exemple intercalant des rugissements de lions entre deux discours phallocratiques. Bref, c'est un film qui fait un spectateur intelligent, jamais sous-estimé, et qui, d'ailleurs, n'est jamais passif.
Faire politiquement du cinéma politique », c'est ce que réclamaient Godard et Gorin lors de la sortie, de leur film Tout va bien. Je crois que l'on commence à comprendre ce que cela signifie. Trop souvent les films politiques ne sont pas faits politiquement, c'est-à-dire en pensant aussi'la politique au niveau de leur discours spécifique : le cinéma. Aussi, arrïve-t-on souvent à cette contradiction navrante et néfaste : un discours révolutionnaire exprimé dans une forme cinématographique idéaliste, obscure, renforçant certaines impressions ou attitudes, comme par exemple l'individualisme, l'identification narcissique ou la présentation d'une réalité sans lutte, etc.
Au contraire, Histoires d'A me semble avoir été réalisé avec aussi un souci formel, et non coupé de son contenu : sa forme n'est non pas « belle » en plus, mais c'est parce que l'on a fait par exemple un travail dialectique au montage, que son contenu politique et idéologique est d'autant plus fort, plus convaincant, plus scientifique.
Historique, Histoires d'A l'est non seulement par son souci de refléter l'histoire, mais encore parce que l'on peut le juger comme fait notoire par son « nouveau », et peut-être aussi et surtout parce qu'il nous vient directement de l'Histoire, celle qui travaille et évolue, celle qui de jour en jour se transforme."
Jacques Richard, 13/02/1973